Qu’un larron, – donc homme n’ignorant pas sa mauvaise conduite, car sachant qu’elle a fait beaucoup de torts, – supplicié, pendu à une croix, – donc à sa dernière extrémité et sans espoir de rémission – se confie brusquement à un autre supplicié dont le sort apparaît pire que le sien, me semble chose insensée. Si l’on s’en tient à un tel raccourci, son histoire est absurde. Humainement, que pouvait-il en attendre ? Absolument rien ! Je pense au contraire, que celui que Saint Luc nous montre comme le “bon” larron, a dû être amené à réfléchir au cours d’événements préalables dont il a été témoin ; et de toute manière lui aussi a suivi son chemin de croix, chemin de croix parallèle à celui du Christ. C’est certain !
Un larron n’est pas un rhéteur. Son langage est direct et populaire. Voici donc comment il m’a raconté son histoire.
« Tout le monde en parle dans Jérusalem de cet homme qui ne fait que du bien. On l’appelle Jésus. Moi, évidemment, c’est pas tellement le genre de type que je fréquente. D’ailleurs, il y a tellement de gens qui l’entoure qu’il n’a pas besoin de moi. Il ne parle que d’amour, de respect de l’autre,… On ne peut pas être voleur-à-la-tire et dire qu’on respecte les autres. Ce serait hypocrite ! On ne peut pas avoir tous les défauts. Mais, quand on passe son temps à roder près du temple en recherchant à plumer un pigeon, on tombe forcément dessus un jour ou l’autre. On dit qu’il guérit tous ceux qui lui demandent. Moi, je vais bien. Alors je n’ai pas besoin d’être guéri. N’empêche qu’il m’a drôlement rendu service l’autre jour ! Il a piqué une rogne pas possible. Incroyable ! Un gars si doux, d’habitude ! Il s’est mis à fouetter les marchands, avec une corde s’il vous plaît, à casser du changeur de mitraille, à chasser les bestiaux… ah ! quelle pagaïe ! quelle rigolade ! Naturellement, j’en ai profité pour m’en mettre plein les poches. Pensez donc ! Il n’y avait qu’à se baisser et à ramasser. Une vraie manne, comme auraient dit nos vieux !
Et puis ! c’était sans danger et c’est toujours ça que les romanosses n’auront pas. Parce que les romanosses, je m’en méfie comme de la peste. Sous prétexte de “pax romana”, comme ils disent, ils se faufilent partout et vous tombent dessus quand on s’y attend pas. Ils contrôlent tout le temps. Quoi ? je n’en sais rien parce que je me suis jamais fait piquer. Pas fou ! non ! Mais pour des gars comme moi, il faut toujours faire gaffe. C’est gênant pour le boulot.
L’autre jour, il y avait comme une fête. Une populace folle dans les rues, qui avait l’air de chahuter dans la rigolade. Ils criaient tous : « Hosannah ! Hosannah ! » . Je me demande bien ce qu’il se passe. Alors je m’approche en me disant : « Jeannot ! Ouvre l’œil ! Il y a peut-être du blé à glaner ». Mais je ne vois rien que des braves types, des femmes, des gamins, du petit populo qui ont l’air tout joyeux. Et ça braille, et ça discute, et ça rigole. Plus loin, là-bas, il y a un groupe énorme agglutiné à je ne sais pas qui. Ils sont tous tournés vers un gars que je distingue mal. Je joue des coudes. Je m’approche, et qu’est ce que je vois : Jésus. Oui ! Jésus. Bien sûr ! Je le reconnais. Il se balade dans la foule monté sur quoi ? je vous le donne en mille : sur un bourricot. Oui ! Sur un bourricot. Ah ! il ne joue pas les importants. C’est plutôt cocasse. Et tout le monde l’acclame et crie : « Vive Jésus ! Vive le fils de David ! Hosannah ! ». Au début, je trouve ça marrant. Puis je me dis : ce Jésus, tout le monde l’acclame parce qu’il est fils de David ? Mais David, c’était un roi. Un roi drôlement gonflé ; même que tout gamin, avec une fronde, il a caillassé un gros cochon de philistin qui cherchait des crosses à nos vieux. Quand j’étais gosse, le rabbin de mon quartier nous en a raconté des histoires sur ce roi là. C’était un type fabuleux, le David. Alors, Jésus, si c’est un de ses rejetons, il va peut-être en faire autant. C’est peut-être un roi, lui aussi, et qui va dégommer Hérode et ses sbires, et qui va nous remettre de l’ordre dans la nation en foutant les romanosses dehors. Ça, ça serait bougrement chouette. Oh ! je dis ça pour le principe, parce que, à vrai dire, je vois pas ce que ça arrangerait dans mes affaires. Généralement, plus il y a de pagaille, plus c’est propice pour moi… Mais, pour en revenir à Jésus, je me dis : « Quand même ? un roi sur un bourricot ? Il y a de quoi vous en boucher un coin. Ah ! il ne joue pas les fiers à bras. Mais, après tout, pourquoi ne serait-il pas roi puisque tout le monde a l’air de vouloir qu’il le soit ? Quand le peuple le veut… »
Ce qu’il y a de comique, c’est que tout ça me trottait dans la tête, et quand je suis rentré à la maison, j’ai rigolé… je n’avais même pas pensé à faire la poche à un badaud.
Mais après tout, tout ça ne m’intéresse pas beaucoup. Dans mon métier, il ne faut pas philosopher. Plus on barbotte, mieux on vit ! j’aime bien voler un gros, un de cette espèce de bouffis plein aux as qui a toujours l’air de vous toiser et vous prendre pour… vous voyez ce que je veux dire,… Généralement, ça rapporte gros, à condition de ne pas se faire pincer. Bien sûr ! c’est plus risqué que de s’en prendre à une vieille qui n’a rien dans le sac. Car ils sont bien protégés ces bandits ! Un trompette devant, des froussards obséquieux tout autour et des argousins bien planqués qui épient tout le monde d’un sale œil. Avec ma tronche de défroqué, il n’est pas facile d’approcher ! Quant à se faufiler dans leur palace, bernique ! Beaucoup trop risqué ! Mais, quand j’arrive à en soutirer un, alors là, c’est vraiment exaltant ! En plus du boni, la performance, quoi !
Tiens, l’autre jour une poignée de ces bouffis cherchait des ennuis au guitcheux. Le guitcheux, c’est un pauvre type qu’on appelle comme ça parce qu’il a pas eu de veine, question physique. Il était guitche, aveugle, quoi ; ses yeux étaient comme du lait ; depuis que sa mère l’avait mis au monde, il ne voyait rien du tout. Il ne pouvait rien faire, évidemment. On le traînait toujours à la piscine de Siloé, parce qu’il croyait qu’un jour, l’ange qui en remue la flotte lui ouvrirait les mirettes. Encore un histoire de rabbins ! Ils disent que quand l’ange se met à barboter, le premier qui plonge dans le bain est guéri. Mais, vu qu’il ne voyait rien, le guitcheux, il n’arrivait jamais assez vite pour se flanquer le premier à la patouille. Alors, il était là, à faire la manche. Parfois on discutait ensemble ; ça nous passait le temps ; et puis, quand “ma journée” avait été bonne, je lui refilais quelques piécettes. Faut bien que tout le monde vive ! Eh bien ! ces gros lards l’enquiquinait parce que tout d’un coup, il s’est mis à voir. Ouais ! il s’est mis à voir et à gambader, le guitcheux. Ne me demandez pas comment ça s’est passé. C’est vrai que quand je l’ai vu se pavaner sur ses guiboles, j’en suis resté comme deux ronds de flanc. Mais après tout, c’est ses oignons ! Et les gros lui disaient : « Qui t’a fait ça ?». Il en savait rien le pauvre gars, vu qu’il n’a pas vu que c’était Jésus, puisqu’il ne voyait pas. Comme si ça les gênait que le guitcheux zieute comme un aigle qui lorgne un lapereau. Qu’est qu’ils en avaient à faire : mais ces gars là, ça veut tout savoir : et comment, et pourquoi et qu’est ce que c’est… Il parait même qu’ils ont enquiquiné ses parents. Mais après, il a revu Jésus, et quand il a su ce qu’il lui avait fait, il leur a dit :« C’est Jésus qui m’a fait ça ! ». Ils ont rien voulu savoir et l’ont foutu dehors. Mais moi, je l’ai revu, le guitcheux. Il m’a tout raconté. Vraiment, je me dis que pour faire des choses pareilles, ce Jésus, il a un don. Oui ! vraiment, un gars comme ça, c’est pas un gugus… Et puis, c’est drôlement sympa de sa part, parce qu’entre nous, il n’y a pas beaucoup de gars à s’intéresser à un guitcheux mendigot. Pas vrai ?
Mais à chacun sa chance ! Si le guitcheux peut se balader tranquillement, moi, je me suis fait pincer. Pourtant, j’avais une belle occase et je croyais avoir bien calculer mon coup. Sans cette patrouille de romanosses qui faisait du zèle… En me promenant près du temple… tiens, c’était jeudi… je remarque un gros lévite qui en sort. Il est accompagné d’une bande d’étudiants qui s’empressent autour de lui, – plus ils en ont autour d’eux, plus ils sont contents -. Je le vois donner à un mendiant estropié deux piécettes. Très ostensiblement ! Il venait de les tirer d’une bourse grosse comme un melon mal dissimulée sous une étole large comme le Cédron. Je n’en croyais pas mes yeux. Je réussis à m’approcher du groupe et à m’y intégrer comme si j’en faisais partie. Je commence à jouer les admirateurs, et à le complimenter comme le font tous ses “élèves” et, jouant un peu des coudes, j’arrive petit à petit à le côtoyer de près. Je réussis à faire un bon bout de chemin à son côté, et au milieu de tous les compliments qu’il entendait, il était en confiance ; on passe une belle place, on emprunte la grande rue commerçante et quand on aborde le quartier des petites boutiques avec tous ses petits passages en souk, j’augmente mes parlottes tout en guettant le moment propice. Au moment où on arrive près du bazar du vieux Mardochée – celui qui sait si bien vous débiter tout un tas de casseroles et de bimbeloterie pour dix as quand ça n’en vaut même pas deux – on croise une petite ruelle biscornue bien connue de tous les potes. Je lui soutire brusquement sa bourse, bouscule ses admirateurs et me carapate dans le dédale. Pensez que je connais tout ça par cœur. Ça aurait dû marcher, d’autant que je n’en étais pas mon coup d’essai. Mais une patrouille de ces satanés romanosses s’était fichue en embuscade juste au petit croisement de la ruelle suivante sans que je les vois. En entendant mes galoches et les gueulantes du plumé et de son escorte, un de ces bidasses se planque et me glisse sa lance juste devant les pinceaux. Ce n’est pas gros, une lance ! Evidemment, je ne l’ai pas vue. Eh, vlan ! me voilà le museau à embrasser le pavé ! Avant même que je réalise ce qui m’était arrivé, je sens comme une patte d’éléphant m’écraser les rognons et la pointe d’un pilum entre les deux omoplates. Si je fais un geste, il me larde comme un gigot. A moitié dans les pommes, je pense : « Aïe, aïe, aïe, Jeannot ! ça y est ! Ce coup-ci, t’es fait ! ». Naturellement j’ai lâché la bourse du richard qui a éclaté comme un melon avarié. Les gamins se précipitent… un vrai plaisir… ; mais moi, en un clin d’œil, je me fais encercler par les légionnaires et les badauds. Ah ! ils se marrent bien tous : « Ça y est, on en tiens un ! Faut s’en débarrasser de cette engeance ! Faut les zigouiller, tous ces larrons ! ». Qu’est ce que je n’entends pas ! Je n’en mène pas large. D’autant plus que tous ces faux-jetons ne se gênent pas pour me refiler des coups de tatane au passage. Aussitôt, tout ce beau monde, la patrouille de romanosses, le gros bouffi, son escorte d’admirateurs et tout le populo démago se font un plaisir de m’“accompagner” joyeusement en cabane. Je me dis : « Tu vas en taule ! Quelle honte ! ». Jamais, je n’y étais allé. Forcément puisque je ne m’étais jamais fait piquer. Je pensais qu’ils allaient m’enfermer dans un petit caboulot pas propre, à côté du palais d’Hérode où ils hébergent les gars qui ne leur plaisent pas. Un vieux copain qui s’appelle Judas – des Judas, y en a partout – , et qui s’en est tiré m’a dit que ce n’était pas reluisant. Et nous voilà partis ! On passe devant la taule d’Hérode. Tiens ! on ne s’arrête pas ? Eh, bien ! voilà ! Vu que je suis piqué par les romanosses, vous ne savez pas où ils m’emmènent ? dans le somptueux palace à Ponce-Pilate ! Rien que ça ! Ah ! les abords sont chouettes. Du marbre partout ! des colonnes bien sculptées, des statues de pépés girondes et de grands intellos imberbes drapés dans leur toge… Et ça grouille là-dedans. Il y en a partout. Des casqués, des cuirassés, des galonnés, des tondus, des ilotes, sans compter les nanas qui se donnent des airs de princesse. Evidemment, tout ce beau monde se paye ma figure au passage. J’ai envie de leur dire : « Profitez-en ! le spectacle est gratuit ! ». Mais je suis tenu en laisse par un gros costaud qui a des mains comme des étaux et qui me refile une beigne sur la coloquinte chaque fois que je l’ouvre. Dans ces cas là, on s’écrase ! pas vrai ?
Sans même qu’un quidam m’interroge, ils me passent à la bastonnade – il parait que c’est la mode chez les romanosses. Ah ! les vaches ! Vingt coups d’une saloperie de martinet plein de clous ! Là, je déguste. Je sens le sang de mes rognons couler sur les fesses. Ah ! les bandits ! Puis, comme ils se doutent bien que je me carapaterai à la moindre occasion, ils me mettent aux poignets des bracelets de ferraille reliés par une chaîne, s’il vous plaît, et la même chose aux pieds. Ah ! ils ne reculent pas devant la dépense quand ils ont peur qu’on fasse la belle. Et ils me poussent dans une piaule sombre et dégueulasse ; ça fait déguerpir les locataires : des gros rats bien velus… J’ai mal partout ; je suis rompu et tellement abruti que je m’affale par terre sur les trois brins de chaume qui servent de plumard.
Combien de temps ai-je dormi ? Je n’en sais rien. Mais à mon réveil, la nuit commence à tomber. Le cachot n’est pas profond. Par un trou à hauteur d’homme, bien obturé par une grille à gros barreaux, entre un peu de lueur et d’air frais. Mais il fait tellement sombre que je ne me suis même pas rendu compte qu’il y avait un collègue dans la turne. Il grommelle je ne sais quoi. On se présente. C’est le grand Levi, l’Arnacas. On le surnomme comme ça, parce que c’est un jules de l’arnaque qui a une belle réputation dans le milieu. Un orfèvre en la matière qui a de la méthode et du baratin. Il ne s’embarrasse pas de beaux sentiments et il n’hésite pas à castagner le pigeon quand il lui résiste ! Bref ! un caïd de haut bord !
« Toi aussi, tu t’es fait gauler ? ». Il s’était fait pincer deux jours avant dans la villa d’un gros centurion dans la banlieue chic. Avec un copain, ils avaient renifler l’affaire du l’année, car l’officier se mettait les publicains dans la poche en fermant les yeux sur leur petit commerce… moyennant finances évidemment. Il y avait gros à espérer. Dommage pour lui ! il n’avait pas prévu tous les pièges de la cagna du galonné et surtout que ses esclaves étaient autant blindés que leur chef. Son copain réussit à filer juste à temps, mais quand il a voulu le suivre en sautant par la même fenêtre, il s’est cassé la gueule. Vite cerné, avec en prime une meute de molosses aux fesses, il a bien fallu qu’il capitule. On ne fait pas le poids devant une demie douzaine de pilum qui vous tendent leurs pointes. Bref, tous les deux, nous voilà dans les beaux draps du procurateur…
« Qu’est-ce que tu crois qu’il vont faire de nous ? » lui dis-je. Il grommelle : « J’sais pas ».« lls vont quand même pas nous foutre aux galères ? ».« J’sais pas ». Pas causant, le collègue ! Mais, à sa gueule de renfrogné tuméfiée par plein de beignes, je vois qu’il n’est pas optimiste.
Je me mets à regarder dehors. Derrière les barreaux, on voit une grande cour. A gauche l’entrée bien fermée par une grille, et à droite, un grand escalier qui mène à une petite esplanade surélevée juste devant le portail du palace au grand romanosse. Cette esplanade, je l’ai bien repérée ; c’est celle qui donne sur le prétoire du Ponce. Tout le monde sait que c’est là-dedans qu’il juge les types qui ont été pris par ses sbires. Aïe, aïe, aïe, demain ça va être notre tour. Rien que d’y penser, ça me fout le bourdon…
Tout est calme. Il ne fait pas chaud. Dehors, ils ont allumé un grand feu près de la grille. En le regardant, ça me ravigote un peu. La nuit est noire maintenant, et tout le tumulte qui régnait à mon arrivée s’est arrêté. Quelques gars, là bas, discutent près du feu avec les gardes. Quelques flambeaux sur la placette éclairent deux sentinelles blindées de cuir et de ferraille. Bref ! pas grand chose à voir ! Je me recouche en essayant de dormir.
Tiens ! Voilà le coq qui joue de la trompette ! Il ne manquait plus que lui ! Le voilà qui s’en mêle, lui aussi. Il ne pourrait nous laisser roupiller, cet emplumé. Après tout, tout ça ne le concerne pas ! Il fait son boulot. Et puis, il est toujours à l’heure. Le jour va arriver. Ça va nous réchauffer un peu.
Peu de temps après, un bruit de ferraille à la porte nous fait sursauter. Des chaînes dégringolent et la lourde s’ouvre. A la lueur de leurs torches, je vois un décurion flanqué de quatre énormes troufions. En un clin d’œil, ils nous débarrassent de nos chaînes et nous font signe de les suivre. Deux malabars encadrent l’Arnacas. Idem pour bibi ! Pas question de faire un pas de travers ! On prend un étroit couloir, puis un petit escalier qui nous mène dans une petit turne pas chouette. Je reconnais que c’est la qu’ils m’ont mis la bastonnade. Ça pue là-dedans, à vous écœurer. Des odeurs de sang, de sueur, de suif qui brûle ! Mais on n’a pas le temps de philosopher. Une autre porte s’ouvre… et on se retrouve sur l’esplanade que je voyais depuis notre trou. J’en profite pour respirer un grand coup. Et comme il fallait s’y attendre, on nous fait rentrer dans le prétoire. Là, je sens que je suis vraiment à la merci des occupants. Nous faire rentrer dans leur prétoire, pour nous, des juifs, c’est une souillure. Ils le savent bien ; mais pour des gars comme nous, ils s’en foutent complètement. Et puis, comme ça, ils sont sûrs qu’il n’y aura pas de compatriotes qui oseront entrer pour nous défendre. On nous pousse sur le côté. Il y a une barre scellée sur deux piquets bien ancrés dans le sol. On nous y attache les mains avec des cercles de ferraille si coupants qu’il ne vaut mieux pas se débattre ; ça nous entaillerait les poignets comme des rasoirs. Comme si on pouvait faire la belle… ! Je veux parler à l’Arnacas, mais dès que j’ouvre la bouche, le décurion pousse une gueulante et je reçois une énorme baffe du bidasse qui est à ma droite. En plein sur le pif qui se met à saigner, évidemment. A ce genre de manière, je sens les discussions avec le juge ne vont pas être très loquaces. Ça va être notre fête !
Mais ? qu’est-ce qui se passe tout d’un coup ? Qu’est-ce que c’est que ce boucan dehors ? On entend les braillantes de tout une populace, avec des bruits de ferraille, comme si ça se bagarrait. Ma parole, on dirait une émeute. Gare toute à l’heure ! si Ponce-Pilate déclenche son artillerie, ça va saigner. Je me rappelle, – il n’y a pas longtemps – quand un nommé Barabbas avait fait une émeute avec ses potes, ça a castagné dur. Et dès que les romanosses ont eut le dessus, malheur ! Ils n’ont pas fait de quartier.
Pourtant nos gardes ne bronchent pas. Bizarre !
Soudain, le décurion donne un ordre bref. Les troufions nous bottent les fesses pour nous faire redresser et se figent au garde-à-vous. Un officier entre. Je le reconnais tout de suite ; c’est Ponce-Pilate ! On l’a souvent vu se pavaner sur son char entouré d’une garde rutilante pour impressionner le peuple. Nous voilà face à lui. Je ne l’ai jamais vu d’aussi près. Il est sanglé dans un uniforme bourré de médailles. C’est sûr qu’avec ça, il veut nous en imposer. Eh bien ! non ! Il ne nous regarde même pas et sans s’arrêter, il sort sur l’esplanade ; la porte reste ouverte. Un peu d’air frais rentre. Ça fait du bien.
Dès qu’il est dehors le vacarme grossit. J’entends des gars parlementer avec lui mais, naturellement, je ne comprends pas ce qu’ils se disent.
Tiens, le voilà qui rentre ! Derrière lui, deux gardes poussent un gars à qui ils ont ligoté les mains.
« Mais… mais c’est Jésus ! », que je susurre à l’oreille de l’Arnacas.
« Qui ça ? ».
« Jésus, je te dis ! ».
Il grogne : « Jésus, connais pas ! ».
Alors là, j’en suis éberlué. Je me dis : pourquoi amènent-ils Jésus à Pilate ? Qui peut bien faire cela ? L’autre jour ils l’acclamaient ; ils voulaient le faire roi. Maintenant, vu comme ils le traitent, les mains liées en le poussant et en le bourrant de ramponneaux, ce n’est pas des manières de faire. Qu’est-ce qu’ils peuvent bien fricoter ?
Pilate fait signe à notre maton de nous faire sortir. Mais celui-ci lui montre que nous sommes fortement attachés à la barre. Alors le Ponce lui dit quelque chose en latin que veut sûrement lui dire “laisse tomber !”, car personne ne nous délie. En revanche, on nous met sur la tête un gros sac de jute qui pue le moisi, rien que pour qu’on ne voit pas ce qui va se passer…
Mais quand on voit pas, on écoute.
« Tu es le roi des juifs ?» dit Pilate.
Ah ! bon. Au moins le Ponce, il est comme moi. Pour qu’il lui pose la question, il se doute bien que Jésus est roi. Je n’entends pas tout leur baratin, sauf qu’à un moment, la voix de Jésus calmement mais clairement dit à Pilate :
« Mon royaume n’est pas de ce monde. Si mon royaume était de ce monde, mes gens auraient combattu pour que je ne fusse pas livré aux Juifs. Mais mon royaume n’est pas d’ici ».
« Donc tu es roi ? »
« Tu le dis ! je suis roi et je ne suis né, je ne suis venu dans le monde que pour rendre témoignage à la vérité. Quiconque est de la vérité écoute ma voix ».
Pilate lui dit : « Qu’est-ce que la vérité ? ».
J’avoue que je ne comprend pas grand chose, mais je suis impressionné par la voix calme de Jésus. Peut-être bien que Ponce-Pilate aussi, d’ailleurs, tant sa voix a l’air peu sure…
Peu après, j’entends des gueulantes de la populace qui est dehors. « Barabbas ! Barrabas ! ».
Je me demande ce que cela veut dire. Qu’est-ce que Barrabas vient faire là-dedans ? Brusquement je me rappelle que c’est bientôt la Pâque et que le procurateur va relâcher un prisonnier, comme c’est la coutume. J’aimerais bien qu’il ne m’oublie pas… Mais il est peut-être en train de leur mettre un marché en mains ; Jésus ou Barabbas. Mais vu que Barabbas s’est déjà fait avoir, il pense peut-être que ça sera plus facile de le repiquer une deuxième fois ; alors que Jésus… mystère ! Il a dit que sa royauté n’est pas de ce monde. Qu’est-ce que ça veut dire ?
« S’ils relâchent le Barrabas, on a nos chances ! », grommelle l’Arnacas. Heureusement pour lui, nos gardes se sont un peu éloignés et ne l’ont pas entendu ; ils ne le tabassent pas.
Je m’enhardis à lui répondre : « Pourquoi relâcheraient-ils Barrabas ? Si c’est pour éviter la castagne, ça n’en prend pas le chemin. T’entend le raffut ? Ecoute-moi ce chambard. A mon avis, ça sent pas bon ! ».
« Ouais ! ».
« Mais pourquoi en ont-ils après ce pauvre Jésus ? Pourquoi lui en veulent-ils comme ça ? ».
« J’sais pas ! »
« A mon avis, ils sont en train de le dégommer pour qu’il ne soit pas roi ».
« Ah ! Ah ! Ah ! ricane l’Arnacas en sourdine. Roi de quoi ? Ah ! il est chouette ton roi. Allez ! arrête de me faire marrer. C’est un mec comme nous qui s’est fait poisser pour un coup qu’il a foiré. Malheur à lui, malheur à nous ! et voilà ! ».
« Il y a quelques jours, tout le monde l’acclamait comme fils de David. Je le sais bien. j’y étais. Or David était roi… ».
« David, roi ? coupe-t-il. Tout ça, c’est des vieux trucs. Les rabâcher, c’est les sornettes des rabbins. T’y crois encore à tous ces vieux racontars ? ».
J’ai la tête comme un chaudron. J’étouffe sous cette saloperie de sac. Un moment, je me laisse aller. J’essaie de faire le vide dans ma tête. D’ailleurs, je n’arrive pas à comprendre grand chose à tout ça. Pendant un moment je ne réalise plus rien. Puis j’entends des bruits de fouets et des gueulantes, comme des insultes. Je me dis qu’ils sont sans doute dans la petite turne à côté en train de tabasser quelqu’un. Est-ce Jésus… ?
Qu’est-ce que j’ai mal aux mains avec leur sales menottes ! Je voudrais bien m’asseoir, même par terre. Pas possible ! La barre est bien trop haute et quand je plie les jambes, ça me cisaille les poignets.
De nouveau, des bruits de pas qui vont et qui viennent. J’entends le souffle d’un gars qui passe pas loin de nous. Comme s’il avait couru un marathon. On dirait qu’il n’en peut plus, exténué…
Ah ! On ouvre certainement la porte sur l’extérieur car on sent un peu d’air frais. Ça fait du bien. Mais aussitôt les braillantes d’une cohue épouvantable…
« Crucifie-le ! Crucifie-le ! ».
Le sang me glace. De qui parlent-ils ? De Jésus ? Ils vont quand même pas crucifier Jésus. Un gars qui n’a rien fait de mal. S’ils n’en veulent pas comme roi, ils n’ont qu’à le foutre dehors. Mais au moins qu’ils lui foutent la paix ! Pourquoi le massacrer. Non ! Ce n’est pas possible ! j’espère que le grand romain ne va pas laisser faire ça. D’autant plus que s’il juge comme ça, je donne pas cher de notre peau…
« Eh ! ben ! dis donc ! Il est dans de beaux draps, ton Jésus ! », ironise l’Arnacas.
Je lui dis, agacé : « Tu crois qu’on est mieux loti que lui ? ».
Dehors la foule braille de plus belle. J’entends des “à mort ! à mort ! crucifie-le”, hurlé par un gars et repris en écho par la foule.
Une main brutale m’arrache le sac qu’on nous a mis sur la tête. Ouf ! un peu d’air !
Voilà Ponce-Pilate qui rentre en claquant la porte.
Il n’a pas l’air content ; il a même l’air bien embêté. Il s’assied sur un genre de petit siège mal foutu qui se croise les pattes. Lui aussi se les croise. A la romaine, quoi ! Il se tient le menton comme un gars qui réfléchit et qui se dit qu’il a fait une “connerie”. Personne n’ose lui parler. J’ai un frisson. Un frisson de frousse comme je n’en ai jamais eu. Au bout d’un petit moment, en nous montrant du doigt, le décurion se décide à l’aborder. Pilate grogne. Alors le sbire lui débite tout un baratin. En latin, naturellement ! Je ne connais pas le latin ; ou si peu. Je ne pige pas un mot de ce qu’il dit. D’ailleurs, le Ponce a l’air de s’en foutre complètement. Visiblement il est tracassé par je-ne-sais-quoi. Il ne nous regarde même pas. Ça ne dure pas longtemps. Quand l’officier a l’air de lui poser une question, il gueule un grand coup et d’un geste, pas équivoque, on comprend qu’il veut dire “ foutez-moi la paix et débarrassez-moi de tout ça “. Le décurion n’insiste pas, et donne des ordres à nos quatre malabars. Au milieu de son baratin j’entends le mot “crucif – quelque chose”. Je manque de tomber dans les pommes. Même en latin, ce mot se comprend sans traduire. J’en ai suffisamment pigé pour savoir que tout est foutu pour nous. Ils vont nous crucifier… Ah ! c’est le jour, aujourd’hui. Ils ne pensent qu’à ça : crucifier, crucifier… Je jette un coup d’œil à l’Arnacas. A voir sa gueule renfrognée et ses dents serrées, je vois bien qu’il a pigé, lui aussi. J’ai envie de gueuler, mais rien ne sort de mon gosier. On reste muet comme des carpes, la gorge bloquée par une boule. Malheur à nous !
Un de mes deux gardes démonte mes bracelets. Tellement brutalement que je crie : « Aïe ! ». Il en profite pour me refiler une beigne sur le médaillon. Salopard ! va !
On nous repousse dans la petite turne et on nous fait signe de nous asseoir. Par terre, c’est dégueulasse. Des taches de sang partout ! Je me cale dans un coin où a été jetée une grosse toile rouge. Je vois que c’est une chlamyde… Je me demande bien ce qu’elle fait là. Je m’assois dessus – c’est mieux que par terre – et j’essaye de me calmer. Pendant qu’on attend, je me dis quand même qu’il n’y a pas de justice. Crucifier les gens pour quelques rapines, il ne faut pas exagérer ! Je sais bien qu’il n’est pas joli-joli, mon job. Surtout quand on s’en prend à une petite vielle sans défense. Mais quand même ! Ça ne vaut pas la mort ! Ah ! quand on ne leur plait pas, ils ne s’embarrassent pas de beaux sentiments, les salopards ! Je tremble de froid et de peur. J’essaie de ne pas penser. Impossible ! J’ai la tête comme une citrouille. On dirait qu’elle va éclater. Tout compte fait, ça ne serait pas plus mal. On en finirait plus vite…
Par une petite lucarne, un peu de lumière entre dans la piaule. Le brouhaha, quoiqu’étouffé, aussi. L’Arnacas se tient la tête entre les deux mains. Il est aussi déglingué que moi. Et on attend…
Pas longtemps, car la porte s’ouvre de nouveau. Un des bidasses nous fait signe de nous lever. On sort sur l’esplanade. L’air est frais et je respire un grand coup. La foule grouille pire qu’un jour de marché. Ah ! si je n’étais pas pincé, ce serait un jour à se faire du beurre. Un souk pas possible ! Du gâteau pour un larron ! Il y a de tout là dedans. C’est même bizarre parce que d’habitude les pharischnocks et les gars de la haute ne se mêlent pas comme ça à la population. Là, ils sont tous ensemble. Et ça rigole et ça discute… En dehors de nos gardes, personne ne fait attention à nous. A droite là-bas un gros groupe est agglutiné. Par dessus les têtes je vois une croix qui brinqueballe comme si on la chargeait sur un condamné chancelant. Encore un dont Ponce-Pilate se débarrasse ! Un instant, en pensant à ce que j’ai entendu dans le prétoire, je me dis que c’est peut-être Jésus. Nos soldats fendent la foule et nous poussent près du groupe. Eh ! oui ! Il n’y a pas de doute : c’est bien Jésus. Et dans quel état ! Ah ! le pauvre gars ! On voit que lui aussi, ils l’ont passé à tabac. Et puis, qu’est-ce qu’ils lui ont foutu sur la tête ? Comme un turban fait avec des épines ! Comme une couronne, quoi ! Ah ! je vois ! En plus, ils se paient sa tête… Les épines lui bouffent le crâne. Il saigne de partout. C’est l’horreur.
Mais je n’ai pas le temps de le voir beaucoup. A côté du troupeau qui s’occupe de lui, il y a deux poutres par terre. Mes deux malabars me poussent vers l’une d’elle, la soulèvent et me la collent sur l’épaule droite. Aïe ! ce qu’elle est lourde, la vache ! Moi qui ai toujours été plus agile que costaud, je manque de dégringoler. En plus, elle est pleine de nœuds et rugueuse comme une râpe à bois ! Elle me laboure l’omoplate. J’arrive à trouver une position où elle ne me fait pas trop mal. Avec une corde, ils me ligotent les poignets sur cette saloperie. Comme si je pouvais me barrer !
Derrière moi j’entends l’Arnacas qui jure et qui engueule ses préposés. Perdu pour perdu, il tire sa dernière flèche, ne fut-ce que pour se détendre les nerfs. Ça ne dure pas longtemps car, tout d’un coup, je ne l’entends plus. Un gros cochon l’a injurié en latin et a dû lui clouer le bec…
Autour de nous, toute la cohorte est au spectacle… Un centurion prend le commandement de l’”opération”… Il gueule très fort et engueule tout le monde…
Ça y est ! On démarre. Je ne sais pas où ils nous emmènent. Tout compte fait, il vaudrait mieux que ça ne soit pas trop loin parce qu’avec un pareil chargement, je sens que je ne tiendrai pas le coup longtemps. J’ai très mal au cou…
Jésus est devant nous. En levant un peu la tête pour changer de position, je vois sa croix qui dépasse de la foule qui l’enserre de partout. On marche lentement. Les hurlements me cassent les oreilles. J’essaie de ne pas penser…
Tout à coup, une grande clameur surpasse les hurlements ! J’essaie de voir. Plus de croix de Jésus ! Je comprends qu’il vient de se casser la figure… Je profite de cet arrêt pour respirer un grand coup. Souffler un peu. Ah ! ça y est ! il s’est relevé… On redémarre…
Le bruit est moins fort maintenant. Je distingue un groupe de femmes, là devant. Ça me rappelle que quand on mènent au supplice des condamnés, il y a toujours quelques braves filles qui se dévouent à leur donner à boire. Tout compte fait, les femmes sont quand même moins brutes que les hommes. Elles ont plus de cœur. Je crève de soif. Si elles pouvaient penser à moi !
Les soldats qui mènent Jésus accrochent un gars, un grand costaud qui porte une houe sur l’épaule. Ça discute ferme ! Mais pas longtemps parce qu’ils lui confisquent sa houe et le forcent à aider Jésus. Encore un à qui on a pas demandé son avis !
Et on repart. Et on s’arrête. Le bruit tombe d’un coup. Les gens se sont arrêtés comme si quelque chose les étonnait. Malgré l’encombrement, je vois une jeune femme, tout près de Jésus. Je ne sais pas ce qu’elle lui fait. Elle lui donne peut-être à boire. Toujours est-il qu’on la laisse faire.
Mais nos sbires ne font pas longtemps de sentiment. Allez ! Allez ! il faut que ça marche !
Et on repart. Et encore un grand hurlement ! C’est Jésus qui vient de retomber…
« Alors ! Simon ! qu’est-ce que tu fous ? ». C’est le grand costaud qui se fait engueuler…
Pendant cette petite pause, une femme s’approche de moi et me donne à boire. Mes sbires qui regardent Jésus la laissent faire. J’ai tellement soif et je bois si goulûment que je m’étrangle. Bonne pâte, elle m’essuie la bouche et me redonne à boire.
Les femmes sont maintenant de plus en plus nombreuses autour de nous. Il y en a beaucoup qui pleurent en regardant passer Jésus, comme à un enterrement, sauf qu’elles ne poussent pas de youyou… A un moment, Jésus s’arrête et leur dit quelque chose que j’entends mal. Je comprends qu’il leur dit : « Ne pleurez pas sur moi… ». Pourtant il n’est pas à la noce, le pauvre !… Nous non plus d’ailleurs !
Et on repart. Je commence vraiment à n’en plus pouvoir. Bon sang ! qu’elle est lourde cette foutue poutre. Elle m’ankylose tellement l’épaule que je ne sens même plus ma main droite. Et encore, moi je ne porte que la poutre… Mais, si j’ai bien vu, Jésus, lui, en plus, il porte même le pilier…
Je titube de plus en plus. On sort par une porte de la ville. Elle n’est pas bien large et je cogne ma poutre contre un de ses murs. Aïe ! Aïe ! Je ressens une douleur dans l’épaule comme si j’avais reçu un pavé. J’ai la tête tellement pleine et vide à la fois, que je n’arrive même pas à reconnaître où nous sommes… Pourtant, Dieu sait si je connais Jérusalem…
Re-hurlement ! Non, ce n’est pas vrai ! Mais si ! C’est encore Jésus qui vient de retomber. Je manque d’en faire autant. Je reprends mon souffle pendant qu’on l’aide à se relever. Je regarde autour de moi pour essayer de me repérer. Ah, oui ! Je vois. On arrive près du Golgotha.
Un frisson d’horreur me parcourt. Je me rappelle que je n’aimais pas fréquenter cet endroit, car on y voyait souvent des crucifiés. Le spectacle me faisait vomir. On est sensible ou on ne l’est pas. Mais je n’avais jamais pensé qu’un jour, ce serait mon tour. D’un seul coup, je ne vois plus rien. Je suis ébloui. Sentant que je vais tomber, je pointe ma poutre vers le sol qu’elle heurte brutalement. Cassé en deux, j’essaie de récupérer un peu. Un de mes gorilles me cingle le dos avec un nerf de bœuf. Mais je suis tellement crevé que je ne bronche pas ! Il n’insiste pas. Il a sans doute la frousse que si je dégringole, il va être obligé de mettre la main à la pâte…
J’entends partout des soldats qui hurlent : « Debout ! Debout ! ». C’est surtout après Jésus, qu’ils s’affairent… Mes gardes relèvent ma poutre… et moi avec… On marche encore un peu et on se dirige droit vers un monticule ; et je repère aussitôt un endroit où trois trous ont été creusés. La tête me tourne…
Le centurion pousse une grande gueulante. Tout le monde s’arrête. Pas de doute ! C’est bien là le terminus. Les soldats crient aux badauds de s’éloigner un peu. Avec leurs pilums à l’horizontale, ils repoussent doucement les femmes. Le grand costaud qui aidait Jésus en profite pour s’éclipser. Pas fou, tiens !… A sa place j’en ferais autant.
Pendant un petit moment, on ne s’occupe pas de moi. J’ai toujours les poignets liés à mon madrier. Les bras à l’horizontale, ce n’est pas confortable… Même pas moyen de se frotter la figure qui me démange comme si une fourmilière m’avait envahi la barbe.
Maintenant je vois Jésus de près. Méconnaissable ! Ah ! où est-il, le beau gars que la foule acclamait il y a quelques jours. Debout, le souffle court, il regarde vers le ciel. Il ne dit rien, il ne proteste pas ; on dirait qu’il n’en veut même pas aux pervers qui le maltraitent, alors qu’ils savent qu’il ne peut pas réagir. Ah ! ils ont la partie belle ; ils ne courent pas grand risque, ces faux-jetons. Cela m’écœure.
Deux soldats, sans ménagement commencent à le déshabiller. En plusieurs endroits je vois le sang couler des plaies récentes qui se rouvrent. Ah ! les vaches ! on voit qu’iIs l’ont flagellé à mort. Et lui, résigné, ne dit toujours rien. Même pas un cri de douleur ! Il a le souffle haletant. Plus je le regarde, moins je pense à moi ; un moment même, j’ai l’impression de ne plus rien sentir, de ne plus avoir mal… L’ankylose ?
Pendant un bout de temps, je reste là, hébété, ne comprenant rien, ne réfléchissant à rien, complètement vide. L’Arnacas se met à hurler. Cela me réveille un peu. Ils sont en train de soulever sa poutre qu’ils ont liée à l’extrémité d’une autre qui sert de pilier. En tirant sur des cordes ils dressent sa croix. Pendu par les bras, il ballote comme un pantin jusqu’au moment où, la croix à la verticale, son dos en heurte violemment le tronc. Abasourdi par le choc, il reste muet. Je me dis qu’il est tombé dans les pommes…
Je sens tout à coup comme un bélier qu’on me pousse entre les omoplates. A mon tour maintenant ! Comme je ne peux pas me retourner, je ne vois rien. Mais je comprends qu’ils sont en train de faire la même chose à ma poutre. Sans ménagement, je sens des mains qui passent et repassent une corde râpeuse. « Attachez moi ça solidement, dit un gars en rigolant, parce que si cela se casse la gueule, vous êtes bon pour recommencer et payer la tournée générale ».
Brusquement, je me sens partir en arrière et me soulever de terre. Une douleur atroce se déclenche dans mes épaules. J’ai à peine le temps de la ressentir que mon dos heurte brutalement le pilier de ma croix quand elle arrive à la verticale. Je veux hurler, mais j’ai tellement mal et le souffle si court que rien ne sort de ma bouche. Un instant, un voile passe devant mes yeux. Le noir !
Puis petit à petit, la vue me revient. Je suis pendu à deux hauteurs d’homme au dessus de terre. Mon corps tire atrocement sur mes poignets. Jamais je n’aurais pensé que je pesais si lourd. Puis, je commence à ne plus rien sentir dans mes bras sinon une atroce impression de froid. C’est sûr ! Le sang n’y monte plus… J’ai de plus en plus de mal à respirer… et quand j’essaie d’inspirer un peu fort, mes épaules me font horriblement souffrir…
Evidemment, de là-haut je domine la situation. Mais quelle situation !
La grande croix que Jésus portait est maintenant par terre. Elle est immense. Incroyable ! A côté d’elle, ma poutre doit faire figure de baliveau. Ils sont plusieurs soldats à s’affairer autour d’elle. Il y en a un qui cloue un écriteau, mais comme je ne sais pas bien lire, je me demande ce qu’ils peuvent bien y avoir inscrit…
Le centurion pousse une gueulante. Une de plus ! D’ailleurs c’est à croire qu’il ne sait pas parler autrement, ce type là. Jésus s’agenouille et se couche sur la croix. Docilement ! Pas un geste de révolte ! Pas une injure ! C’est vraiment un gars extraordinaire.
En s’agenouillant, la couronne d’épines tombe de sa tête. Eh bien ! qu’est-ce que vous croyez ? il y a un de ces pervers qui la lui recolle sur le crâne, et brutalement encore. Ecœurant !
Maintenant ils sont quatre dessus, un à chaque main et un à chaque pied. Un gros cinquième, qui a des bras de forgeron, arrive avec une massette et des gros clous longs comme un demi avant-bras. J’ai les yeux qui se brouillent. Non ! ils ne vont pas faire ça. Pas le clouer, quand même ! Les crucifiés sont ligotés, pendus, mais pas cloués comme les cadavres d’oiseaux dans les champs pour faire fuir les autres… Je voudrais hurler pour les injurier tous, mais aucun son ne sort de mon gosier desséché… Ah ! ce que je ai soif !
Et le gros, sans complexe, commence son horrible besogne. Le sang de Jésus coule de ses poignets… Atroce ! Je ferme les yeux devant tant d’horreur. Je ne veux plus les ouvrir. Mais j’entends les coups de masse qui battent, au milieu des cris et des rigolades des badauds. Alors là, c’est trop fort. Non seulement il y a des dépravés pour faire des choses si atroces, mais en plus, il y en a qui trouve ça marrant. Mais qui peut faire ça ? Je ne peux m’empêcher de rouvrir les yeux… Ah ! c’est du beau monde ! du distingué, du bien habillé et tout et tout ! Des pharisiens, des scribes, des lévites et même des prêtres, tous des messieurs qu’on croit très bien et qui aiment montrer qu’ils sont mieux que les autres… et faire la leçon… Et ils n’ont pas honte de se moquer d’un pauvre gars qui va mourir… Vraiment, ils n’ont aucune pitié.
Je me mets à penser qu’ils ont la réaction de gens qui ont tellement eu peur pour leur propre situation qu’ils se défoulent sordidement. Comme si Jésus voulait leur piquer leur place ! Il faut dire que quand le peuple l’acclamait l’autre jour, il aurait peut-être pu prendre le pouvoir… à la place d’Hérode… je délire…
Maintenant ils dressent la croix de Jésus. Ils se mettent à huit pour la placer tellement elle est grande et lourde. Ah ! ils ne lui ont pas fait de cadeau. On voit bien qu’elle n’est pas en peuplier. C’est incroyable qu’il ait pu porter un truc pareil… Ils la calent au pied avec des gros moellons… Ça y est ! Ils ont fini…
Les soldats s’éloignent et emportent ses vêtements. Les beaux messieurs continuent leurs invectives, en se moquant de lui. « Il en a sauvé d’autres : qu’il se sauve lui-même, s’il est le Messie de Dieu… ».
Le “Messie de Dieu” ? Le “roi dont le royaume n’est pas de ce monde” ? Et toutes les merveilles qu’il a faites ? Le guitcheux qui voit ; peut-être bien qu’il est en train de nous regarder. Tout cela me trotte dans la tête… ma pauvre tête…
Tiens ! mais qu’est-ce qui se passe ! D’un seul coup, tout devient noir, comme si le soleil s’éteignait. Je dois perdre la vue. Vais-je devenir aveugle avant de mourir ? Non ! certains allument des torches. Je les vois bien ces lumières dérisoires qui vacillent. Je tremble de frousse… ou de fièvre… ou de froid… Mais qu’est-ce qui peut bien provoquer des ténèbres pareilles ? Et tout le monde en est soudain impressionné parce qu’on n’entend plus un bruit…
Je commence vraiment à perdre le souffle. Je vais mourir asphyxié… Je le sens. Je n’en peux plus. Des tas d’idées me trottent dans la tête. Maintenant une foule énorme nous entoure, à quelques pas de nos croix. Elle reste là, silencieuse, comme abasourdie. Elle contraste avec les quelques braillards qui invectivaient Jésus, il y a peu de temps… Devant elle, il y a un petit groupe au pied de la croix de Jésus, dont une femme qui ne cesse de fixer son regard sur lui. Son visage éplorée est néanmoins digne, calme, résigné, comme si elle voulait le soutenir, l’encourager jusqu’au bout.
« Femme, voici ton fils », lui dit Jésus ; et au jeune homme qui est près d’elle, il dit : « Voici ta mère ». Alors, je comprends tout d’un coup que cette femme, c’est sa mère, la mère de Jésus. Pauvre mère ! Et Il l’a confie à un de ses bons copains. Dans son malheur, il pense encore aux autres. C’est beau tout de même !
Ah ! ma mère ! ma mère à moi, si tu voyais ton fils ! Mais, vu que je l’ai perdue quand j’avais à peine douze ans, il vaut mieux qu’elle ne soit pas là. Elle s’écroulerait de douleur, la malheureuse… Je la revois dans le petit quartier de ma jeunesse. La maison, qu’elle arrangeait, bien propre, la bonne nourriture qu’elle nous cuisinait… le père qui m’engueulait parce que je ne fichais rien pendant qu’il trimait comme un malheureux, le quartier, les copains, la synagogue, le vieux rabbin qui nous débitait des histoires de Yahvé et qui voulait qu’on apprenne des psaumes par cœur… Ah ! les psaumes ! C’est tout de même beau les psaumes ! Tiens ! il y en a un qui me revient : « Regarde-moi, Seigneur, et prends pitié de moi, car je suis seul et misérable ; vois ma misère et ma peine… »…
Je regarde Jésus. Mais,… mais il me regarde. Il me regarde, lui aussi. Son regard est doux. On dirait qu’il compatit, comme s’il voulait me donner du courage… Pourtant, le malheureux, il est pas mieux loti que moi. Il me regarde… fixement…
J’entends l’Arnacas crier : « N’es-tu pas le Messie ? Sauve-toi toi même et nous aussi ». Alors là, ç’en est trop ! Lui aussi s’en prend à Jésus ? Ecœuré, je lui rétorque : « Tu n’as même pas crainte de Dieu, toi qui subit la même peine ! Pour nous, c’est justice, nous payons nos actes ; mais lui n’a rien fait de mal ». Mais Jésus, lui, ne proteste pas. Le silence tombe. Je le regarde encore. Et Il me regarde toujours. Son regard est pénétrant, réconfortant. Alors, fixant mes yeux sur les siens, je m’enhardis… et j’ose lui parler : « Jésus, souviens-toi de moi quand tu viendras inaugurer ton Règne ». Il me répond : « En vérité, je te le déclare : aujourd’hui tu seras avec moi dans le Paradis ».
Ì
O toi, larron, pécheur qui tirait bénéfice
En ta vie tourmentée, d’agissements de voleur
Tu te souciais fort peu de porter préjudice
En cherchant l’occasion d’escroquer un rêveur.
Cependant condamné, tu marchas au supplice
Sur les pas chancelants de notre Dieu Sauveur,
Et tu sus distinguer où était la justice
Malgré l’infamie de votre commun malheur.
Ne connaissant Jésus qu’à travers les rumeurs
Tu osas te confier à Lui sans autre indice
Et ta foi aussitôt t’en découvrit le cœur.
Tu nous montres par là qu’au delà de nos vices
Un regard sur Jésus, à notre dernière heure Nous offre le salut de son saint Sacrifice.